J’ai, au cours de ma vie, eu le privilège d’accompagner trois personnes jusqu’à leur dernier repos. Je dis bien privilège, parce que c’en est un. Malgré la peine, la souffrance et les deuils que cela implique, il y a quelque chose de profondément humain et beau à la fois dans le lâcher-prise d’une vie. Ce sont des moments d’une grande intimité qui demandent, de part et d’autre, une grande confiance, beaucoup d’amour, de compassion et de résilience.
Sans vouloir rentrer dans les détails de ce qui a affligé ma maman, je me dois de vous exprimer toute mon indignation quant à la façon dont ma mère et notre famille ont été traitées au Centre hospitalier de St. Mary, tout particulièrement au huitième étage de cet établissement.
À partir du moment où il est déterminé que les soins de fin de vie sont requis, on s’entend pour dire que nous sommes dans l’obligation de nous assurer que la personne dans cette situation est dans l’urgence de recevoir des soins de confort continus, si tel est le souhait de la personne concernée, ainsi que celui de ses proches. Pour ma mère, il était depuis toujours clairement exprimé qu’il n’y aurait aucun acharnement thérapeutique et que la sédation continue était la seule option. Or, voici que cela n’a pas été du tout le cas et qu’à maintes reprises, nous avons voulu discuter avec le médecin responsable de son dossier pour nous assurer que cela était bien compris.
Le médecin en question avait prescrit une médication sur demande seulement, et le personnel infirmier ne pouvait changer quoi que ce soit pour répondre à notre demande, ce qui a mené à une situation insoutenable pour elle comme pour nous.
D’abord, maman aurait dû être transférée à l’unité de soins palliatifs de l’hôpital, ce qui nous a été refusé. Au début des traitements, nous étions dans une minuscule chambre pour deux personnes où nous avions peine à asseoir une seule personne dans la chambre avec elle, et l’autre patient était atteint de la COVID-19.
Ce n’est que le lendemain que nous avons insisté pour avoir une chambre individuelle, afin de pouvoir vivre ces derniers moments dans le calme. C’est un des droits prévus à la loi : « De plus, les établissements du réseau de la santé ont l’obligation d’offrir à toute personne en fin de vie ou admissible à l’aide médicale à mourir une chambre pour elle seule quelques jours avant son décès1. »
Nous avons finalement eu la chambre le lendemain. Celle-ci n’a pas été nettoyée avant que nous en prenions possession. Elle était sale et le sol était jonché de matériel médical souillé, dont une seringue vide dans la salle de toilette.
En se référant à la loi S-32.0001, Loi concernant les soins de fin de vie, ma mère satisfaisait aux critères et aurait eu droit de recevoir des soins palliatifs de sédation continue, ce qui nous a été refusé, ou ce qui n’a pas été fait, puisque nous n’avons jamais pu rencontrer son médecin traitant. On s’entend pour dire qu’une fin de vie est une situation d’urgence. Voyant ma mère souffrir et ne pouvant avoir gain de cause, nous avons fait appel à une amie de la famille qui est médecin et ancienne directrice des soins palliatifs de l’Université McGill. Elle s’est déplacée pour venir voir ce qu’il en était. Ma mère ne recevait pas la dose de sédation requise pour son confort. Sans avoir le privilège de prescrire à St. Mary, notre amie docteure a demandé à rencontrer le médecin traitant ou de garde, mais personne ne s’est jamais présenté. Elle a donc donné ses directives au personnel infirmier, mais la demande n’a pas été entendue.
La personne qui est au chevet de ma mère avec moi ressent un malaise. Je me lève, me rends au poste des infirmières pour demander de l’aide et l’infirmière au poste me répond qu’elle ne peut rien faire pour elle et que je dois descendre mon amie aux urgences. Je m’indigne : « Pardon ? Ma mère est mourante et je dois la laisser pour amener mon amie aux urgences ? » Je perds un peu mon calme. C’est à ce moment précis qu’un bras de fer a commencé : menaces de m’évincer, propos intimidants, accusations de racisme, accusation de vouloir la contaminer à la COVID… à un certain moment, elles étaient quatre devant moi, comme un bouclier.
Affolée, je décide de me taire pour éviter le pire, me sentant prise en otage dans un film d’horreur. Heureusement que le malaise de mon amie passe. Le calme revient et nous tombons endormies.
Au petit matin, ma mère est au plus mal. Personne n’est venu lui donner de médication de la nuit. Personne ! La situation est critique. L’infirmière de la veille entre pour administrer les injections et me dit que si ma mère avait besoin de ses doses, c’était à moi de les demander. Tel était le protocole ! Un médecin se présente un peu plus tard. Nous tentons, une autre fois, de lui expliquer notre désir qu’elle ait accès à une sédation continue, mais elle ne transmet pas notre demande et le tout tombe dans les limbes.
Une autre journée difficile est devant nous. Notre amie médecin fait un appel de suivi pour donner ses recommandations à l’infirmière en chef, car les médecins sont inexistants. Le pronostic est de quelques heures. Pourquoi la laisser souffrir inutilement ? On me dit qu’un médecin doit venir constater la situation avant de changer le protocole.
En soirée, une jeune médecin entre dans la chambre. Je lui demande un entretien privé. Et c’est là que je lève le ton et que je deviens très insistante. Avec peu de mots, elle repart et me dit qu’elle avisera le médecin de garde en chef. Ce dernier arrive quelques heures plus tard, en fin de soirée. Il me dit qu’il peut me mettre dehors en m’indiquant que j’ai rompu le lien de confiance avec le personnel hospitalier ! Je réitère ma demande de soins de sédation continue et je tente d’expliquer mon expérience, mais rien n’y fait. Il est fermé à mon propos.
C’est à la suite de cet entretien, toutefois, que ma mère a enfin reçu les soins auxquels elle avait droit. Nous venions de perdre quatre jours précieux à nous battre. Elle est décédée quelques heures plus tard, dans le calme. J’ai quitté l’hôpital au petit matin après avoir signé les formalités nécessaires. J’étais vidée, triste, amère et à côté de moi-même. Tout ce que je voulais, c’était quitter ces lieux maudits. On venait de me priver d’un moment important, précieux, serein et harmonieux avec la femme de ma vie. Une femme d’exception ! La femme de celui qui fut le père de l’assurance maladie du Québec ! Quelle honte ! Quel gâchis. Elle est entrée à l’hôpital sous son nom de jeune fille pour ne pas avoir de statut particulier et pour recevoir les soins universels. Elle était une femme discrète avec une grande classe. Pour elle, et contrairement à ce qu’elle aurait souhaité, car elle évitait toujours la controverse, je n’ai pu faire autrement que de me transformer en pitbull pour que ses droits soient respectés et pour la protéger.
Si j’en parle aujourd’hui, je ne le fais ni pour elle ni pour moi. Notre histoire est terminée. Il ne nous reste qu’à digérer cette horreur que nous avons vécue et panser nos blessures. Mais je ne peux pas passer cela sous silence, car je crois que cet établissement a un sérieux examen de conscience à faire. Si je parle, c’est pour tous ceux que l’on bafoue, qui n’ont pas de droit de parole dans un milieu intimidant où règne un chaos organisé. Je parle pour ceux qui n’ont pas d’aide et qui subissent impunément un service digne d’un pays en voie de développement. Vous savez, je comprends très bien les enjeux de manque de ressources, de fatigue du personnel dans les hôpitaux… Mais, au huitième étage du Centre hospitalier de St. Mary, ce n’est pas le manque de ressources qui est en cause, mais plutôt le manque de compassion et de respect envers les droits fondamentaux. Le huitième étage de St. Mary est un lieu où l’humain et la dignité ont été oubliés.
Deux autres médecins amis de la famille sont venus au chevet de ma mère : un est neurochirurgien à l’hôpital Sainte-Justine. C’est lui qui a évalué ma maman avant son hospitalisation. L’autre est le meilleur ami de maman, chef du département de médecine nucléaire à la retraite de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Tous les deux ont été indignés, outrés et sont très en colère de constater la négligence que ma mère a subie et les mauvais soins qu’elle a reçus.
J’espère vraiment que mon cas est isolé, car si mon histoire est banale, nous avons, en tant que société, une importante remise en question à faire pour que nos pratiques rejoignent nos valeurs et notre éthique. Je peux affirmer qu’en ce moment, j’ai infiniment honte de mon système de santé et que je suis très inquiète pour la suite et pour mes concitoyens. Mon père n’aurait jamais pu imaginer un jour que sa femme se retrouverait dans une telle situation, lui qui a fondé l’assurance maladie pour tous, avec comme pierre angulaire et comme fondement le respect et la dignité des individus dans leurs besoins, et ce, en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne !
Michelle Bourassa
Fille d'Andrée Simard et de Robert Bourassa
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