Madame Bourassa,
Je vous offre tout d’abord toutes mes sympathies et mon amitié pour la perte de votre maman, en particulier dans des circonstances aussi difficiles. Nous ne nous connaissons pas, mais nous sommes unis par une souffrance partagée celle d’avoir vu, impuissants, notre mère mourir dans des douleurs inhumaines.
L’hôpital Notre-Dame à Montréal a une importance très spéciale pour ma famille. Mes parents y sont morts et j’y ai été soigné moi-même pour un épisode de santé dramatique, une crise cardiaque.
Il y a plusieurs années de cela, maman était à l’agonie à l’étage de chirurgie de Notre-Dame. Elle n’évacuait plus. On lui avait administré un lavement qui avait sans doute perforé son intestin et provoqué une péritonite aiguë dans son abdomen. Ce soir là, maman savait qu’elle en était à ses derniers moments. Avec tous ses petits enfants rassemblés autour d’elle, elle nous avait demandé: «Est-ce que j’ai mené une bonne vie? Est-ce que j’ai fait ce que je devais faire?». L’émotion nous étranglait. Avec tout notre amour, nous lui avons répondu oui. Puis, la chambre s’est vidée. Maman m’avait demandé à mourir dans mes bras. Je ne la quitterais plus.
Maman commençait à délirer, visiblement en proie à une très grande souffrance. J’étais allé au poste de garde où on m’avait dit que la pharmacie de l’hôpital remplissait la prescription anti-douleur. De retour avec maman, le délire augmentait, un délire auquel se mêlait des plaintes pour lesquelles les mots n’existent pas. Maman souffrait tellement qu’elle soulevait la jaquette d’hôpital qu’elle portait pour qu’elle ne touche pas son abdomen. Imaginez, elle était terrorisée à l’idée que le poids de sa jaquette augmente la douleur qu’elle endurait. J’étais alors retourné au poste de garde et j’avais plaidé pour ma mère... «Faites tout ce qu’il faut pour soulager sa douleur, j’en prends l’entière responsabilité.» Vous voulez savoir la réponse qu’on m’avait faite alors ? «Ce ne serait pas éthique monsieur». On m’avait appris qu’il y avait des problèmes à la pharmacie et que les médicaments n’étaient pas prêts. Je voulais hurler, frapper le bureau, mais si j’avais esquissé le moindre geste on m’aurait chassé de l’hôpital et maman aurait été seule. Ne sachant plus quoi faire, du poste, j’avais appelé à l’aide la médecin de l’unité des soins palliatifs que nous avions contactée pour nous assurer que maman y aurait sa place. J’avais compris qu’elle préférait ne pas pas intervenir...« Ce n’est pas mon département ».
De retour dans la chambre de maman, le délire et la souffrance étaient au paroxysme. L’impuissance et la douleur est un mélange qui nous fait toucher à des lieux de nous que nous ne connaissons pas. J’avais longuement pensé prendre un oreiller et donner une mort sans souffrances à maman. Finalement, les médicaments étaient arrivés. Maman avait été transférée aux soins palliatifs. Elle était morte quelques heures plus tard dans mes bras. Ses souffrances inhumaines, inacceptables, si facilement soulageables avaient duré de longues heures, pourquoi ? POURQUOI ?
Parce que l’habitude de la mort amène sa dose d’indifférence. Je nous souhaite à tous de ne jamais être victime du genre d’indifférence qui arrache des cris de bête à une vielle dame de 93 ans.
Parce que «l’éthique». Ah oui, l’éthique. Si je comprends bien l’éthique nous dicte qu’il est préférable de laisser mourir un humain dans la souffrance plutôt que de le soulager en abrégeant sa vie... déjà condamnée.
Et l’ÉGO, cette émotion si souvent ignoble qui créé des règles tacites, des règles qui nous éloignent de notre solidarité humaine et nous font choisir de laisser souffrir une vieille dame plutôt que de nous mettre un collègue à dos.
J’ai une suggestion pour nos hôpitaux. À côté des affiches où on nous dit: «Aucun langage agressif, grossier ou à caractère raciste ne sera toléré envers nos employés», je suggère une autre affiche où il serait écrit: «Nous ne tolèrerons aucune souffrance que nous pouvons soulager chez nos patients».
Parce que... Si je comprends bien comment nos systèmes publics sont faits... c’est bien le citoyen qui y est au centre n’est-ce pas ?
Pierre Craig
Journaliste depuis 1976. Animateur de l’émission La Facture de 2003 à 2016.
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